28 septembre 2025

Quand la synchro s'immisce : l’underground face au miroir de la publicité et de l’industrie

Underground & synchonisation : l’irrésistible appel du grand public

La synchro, c’est cette alchimie presque invisible qui lie un morceau à une image, une pub télé qui tape fort, une scène de film au souffle rare ou la dernière bande-son captivante d’un jeu vidéo. Depuis quelques années, les tracklists autrefois réservées aux caves, warehouse parties et plateformes confidentielles se retrouvent propulsées sur Netflix, Fortnite ou la pub d’une marque de sneakers. Le terme « synchronisation musicale » est devenu le sésame pour beaucoup d’artistes et labels indés.

Mais derrière l'excitation palpable, la fameuse question qui pique : la synchro, moteur d'une nouvelle reconnaissance ou coup de canif dans la pureté de l’underground ? L’underground se dissout-il dans le grand bain du mainstream ? Tour d’horizon sans fard.

De la cave aux studios : l’underground désormais banque à sons

La synchro n’est pas née d’hier. Mais impossible d’ignorer le raz-de-marée depuis 2010. Selon le rapport IFPI (Global Music Report 2023), les revenus mondiaux de la synchronisation ont crû de 22% en 2022 pour atteindre 640 millions de dollars. À noter parmi les cartouches de cette montée : la montée en puissance des séries TV (HBO, Netflix, Canal+ Création Originale), la mutation des jeux vidéo en plateformes culturelles (GTA, FIFA, Cyberpunk), le tout dopé par la publicité vidéo personnalisée.

  • La série « Euphoria » (HBO) a permis à Arca, Yves Tumor ou SOPHIE, artistes électroniques pointus, de rentrer dans des top Shazam à l’international.
  • Le festival « Boiler Room » devient source d’extraction pour Nike ou Red Bull, qui piochent leurs inclusions sonores dans ses archives.
  • Le label Ninja Tune a vu ses ventes sur Bandcamp grimper de 30% après l’utilisation d’un morceau dans une publicité Apple en 2020 (source : Music Business Worldwide).

Si l’on gratte la surface, l’underground n’est plus zone blanche pour les producteurs d’image et de contenu : il est un vivier surveillé, une banque à sons d’avant-garde pour boîtes à budgets élevés.

L’argent, nerf du son mais poison de l’intégrité ?

Synchro égale cash. Ici, il n’est pas question d’un cachet de résidence ou d’un streaming à 0,003 euros par lecture. Un spot Nike ou une mission triple A, et c’est la possibilité de financer son studio, sortir deux EPs, ou même autofinancer une tournée. Selon Les Inrockuptibles (novembre 2017), une synchro publicitaire majeure peut rapporter de 5 000 à 70 000€ selon le média et la visibilité.

Le parallèle avec l’éthique n’est jamais loin. Jusqu’où s’adapter, reformater, simplifier – voire édulcorer son propos pour plaire à des décisionnaires corporate ? La musique underground, c’est aussi le refus du compromis esthétique, la recherche de l’essence, pas d’un brief marketing. Quels dangers ?

  • Uniformisation du son : la demande du client cible, c’est la « touche club », « le banger indé catchy » pour booster l’attention. On repère une normalisation. Ólafur Arnalds pour Bose, Aphex Twin réédité pour Lexus… Le spectre du “style à la demande”.
  • Effacement du message : lors de syncs pour la pub ou le cinéma commercial, le propos politique, contestataire ou dissonant de l’underground est souvent gommé, travesti, ou passé sous silence.
  • L’auto-censure : certains producteurs rétro-pédalent sur des morceaux trop “cabossés” ou “radicaux”, anticipant sur les exigences des relectures marketing.

Labels et artistes undergrounds : stratégies, compromis ou résistance heavy ?

La vraie question : qui garde la main sur l’intégrité ? Plusieurs étiquettes, face à la tentation de l’oraison publicitaire, choisissent des stratégies qui flirtent avec la ligne rouge.

  • Stratégie de la double casquette : des noms comme Burial ou Actress alimentent des side-projects « sync friendly », gardant une part non-négociable de leur production purement underground pour la scène, les radios libres et les labels nanoscale.
  • Labels ultra-spécialisés : Erased Tapes ou Ostgut Ton négocient en direct avec des boîtes de synchro, avec des cahiers des charges coulés dans le béton – pas de morceaux pour la fast fashion, pas de contrats dépassant un certain cadre éthique.
  • Résistance assumée : certains refusent en bloc tout usage hors cercle initié. L’exemple notable : le netlabel anglais Hyperdub, qui libère ses tracks pour danseurs et communautés only, sous licence Creative Commons, loin des sirènes du placement produit.

Ce jeu complexe d’ouvertures et de fermetures révèle un phénomène : si la synchro rend visible, elle n’érode ni l’inspiration ni la capacité de résistance de celles et ceux ancrés dans leurs valeurs.

Quand la synchro stimule l’underground (et ses codes)

Faut-il voir la synchro comme un adversaire ? Pas si simple. Pour tout détracteur de la marchandisation, d’autres y voient une arme, un véhicule de diffusion qui casse les frontières obsolètes. Pour un KAYTRANADA dont un beat équipe une pub Volkswagen, combien de labels survivent grâce à un passage inopiné dans un film A24 ou une série Netflix ?

La diffusion grand public redonne parfois vie à des pans entiers du patrimoine underground. À titre d’exemple, la bande originale du jeu « Hotline Miami » a explosé la notoriété de Perturbator et Carpenter Brut. Même schéma avec le phénomène « Stranger Things », où les influences post-punk ou synthwave émergent à la lumière du mainstream.

Le bénéfice réel ? Une économie réinjectée en circuit fermé – plus de merchandising, des tournées à budget, des vinyles repressés, un public diversifié qui s’intéresse soudain à John Maus ou à Bicep après un synchro dans un spot Adidas.

Synchro, underground et authenticité : faut-il redéfinir la pureté ?

À l’heure où les frontières s’effilochent, la notion même d’intégrité underground mérite réflexion. L’authenticité ne se mesure plus seulement à la visibilité, mais à l’intention et la maîtrise du récit : qui choisit la synchro, pour quoi faire, à quelles conditions ?

  • Le danger réel, c’est l’amnésie du passé, quand la pop culture écrase le contexte de tel ou tel morceau engagé (cf. Joy Division pour pubs de rasoirs, ou « Born Slippy » de Underworld, dépolitisé après “Trainspotting”).
  • À contre-courant, des artistes transforment l’occasion en manifeste : Moor Mother fournit des tracks chargés de sens pour jeux ou séries qui s’inscrivent dans des luttes (voir les collaborations pour « Random Acts of Flyness » sur HBO).
  • Enfin, des curateurs indépendants comme l’agence Music Supervisors (Berlin/Londres) opèrent avec des chartes éthiques, incluant le consentement et le contexte, refusant toute altération du message ou de l’esthétique de l’artiste.

Ce sont les usages, et non la seule utilisation commerciale, qui feront – ou non – la différence.

Où va l’underground ? Synchro, mutation ou simple passage de relais ?

Aujourd’hui, la synchro impose à l’underground de questionner ses propres frontières : la puissance d’une culture alternative s’affirme-t-elle seulement dans l’invisibilité ? L’intérêt croissant des industries culturelles pour le vivier underground révèle surtout son irréductible inventivité, ce besoin viscéral d’aller là où personne n’explore.

La vraie intégrité, c’est la capacité de réorienter la lumière des projecteurs, de négocier ses propres termes et de continuer à bâtir dans l’ombre, loin des injonctions formatées. La synchronisation musicale n’est donc pas l’ultime menace mais le miroir d’une scène en perpétuelle évolution, défiant sans cesse les codes, prête à hacker le système plutôt qu’à s’y fondre.

L’underground peut-il rester « pur » à l’aube d’une ère de visibilisation constante ? Rien n’est moins sûr. Mais tant que la créativité sera plus forte que la simple rentabilité, il restera un pas d’avance.

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