16 septembre 2025

Streaming : L’ami ambigu ou le fossoyeur des artistes underground ?

Le streaming, ce miroir déformant de la musique indépendante

Impossible d’échapper aux plateformes de streaming. Spotify, Deezer, Apple Music… Elles sont les nouvelles cathédrales, prétendant démocratiser l’accès à la musique. Résultat : en 2024, plus de 600 millions d’abonnés payants dans le monde selon l’IFPI, et neuf titres sur dix écoutés sortent de ces géants numériques (IFPI Global Music Report 2024). Mais qu’en est-il vraiment de cet effet “démocratique” sur la visibilité des artistes underground ? Vue de l’intérieur, la réalité est bien plus nuancée, souvent paradoxale. L'accessibilité n'est pas la visibilité.

L’algorithme : faiseur ou briseur de destins ?

Dans l’underground, tout se joue entre le radar algorithmique et les logiques communautaires. La promesse initiale du streaming : offrir le même espace à tous, filtrer par le mérite musical… Pourtant, rien n’est plus opaque que les codes du succès sur les plateformes.

  • Découverte segmentée : Moins de 2 % des streams sur Spotify en 2023 concernent des titres sortis d’artistes indépendants non signés ou émergents, rapporte Music Business Worldwide. L’effet longue traine ? Pour beaucoup, ce n’est qu’un mirage.
  • Playlists, le Graal : Le référencement dans une playlist éditoriale peut multiplier par 10, 20, voire 100 l’audience d’un morceau du jour au lendemain (CISAC). Sauf que le ticket d’entrée reste discrétionnaire, et souvent capté par ceux qui ont déjà un pied dans la porte.
  • Effet boule de neige ou cercle vicieux : L'algorithme favorise les morceaux générant déjà de l’engagement ou relayés par des influenceurs/playlists. Pour l’underground, c’est la confirmation d’un paradoxe brutal : difficile de croître sans visibilité initiale.

Visibilité accrue ou simple atomisation ?

Le streaming a ouvert des portes à tous les genres, y compris les plus marginaux : deep techno de Detroit, post-punk de banlieue, jazz noise japonais. L’offre est là. Mais l’audience se dilue.

  • Explosion de la production : Plus de 120 000 nouveaux titres uploadés chaque jour sur Spotify en 2023 (source : Spotify for Artists). Résultat : une atomisation extrême de l’attention, où sortir du lot relève de la gageure.
  • Communautés de niche : Le streaming permet la survivance d’écosystèmes alternatifs (Highlark). On observe l’émergence de micro-communautés : shoegaze néerlandais, grime turc, breakcore russe. Chaque scène se retrouve, fédère, partage… Mais reste souvent “invisible” à l’échelle de la machine algorithmique.

La course à la visibilité : nouveaux codes, nouveaux enjeux

L’impact du streaming ne se limite pas aux seules oreilles. Il modifie aussi la manière dont le succès de la musique underground se fabrique et se mesure.

  • A/B testing permanent : Beaucoup d’artistes publient des singles par salve, traquent chaque donnée pour ajuster le tir. Fini le temps du concept album confidentiel : il faut frapper juste, vite, fort, pour espérer émerger (Rolling Stone).
  • DIY augmenté : L’accès aux outils de publication (Distrokid, TuneCore, etc) a démocratisé le process, décloisonne les circuits… mais a généré une saturation jamais vue. La front-line musicale est devenue un open-space perpétuel, où la pression statistique l’emporte parfois sur la créativité.
  • Les réseaux dans la boucle : Atteindre les 1 000 streams ne suffit plus : il faut “percer” sur TikTok, attirer la hype d’un créateur, provoquer le buzz. Rester underground implique de maîtriser une communication qui frôle l’absurdité marketing.

Quelques formes de visibilité souterraine : au-delà des chiffres

Malgré les plafonds de verre et la logique ultra-compétitive, l’underground trouve (encore) des interstices grâce au streaming. Certains cas d’école méritent l’éclairage.

  • Labels indépendants et micro-scènes : Des structures comme Sing A Song Fighter (Suède) ou Avant! Records (Italie) exploitent les playlists artisanales, les radios en ligne, les curateurs alternatifs comme The Quietus ou NTS Radio pour contourner l’algorithme. Leurs compilations cumulent des centaines de milliers d’écoutes… mais sans jamais grimper dans les tops mainstream.
  • Effet “long tail” revendiqué : Certains genres autrefois invisibles trouvent leur public – doom jazz, queer rap, dub expérimental. Exemple : des artistes du label Night Slugs (UK) dépassent souvent les 500 000 streams sans le moindre passage radio ni placement Spotify officiel, preuve qu’un public fragmenté peut se fédérer via les migrations numériques (Pitchfork).
  • Collaborations underground-global : Certains collectifs, comme NON Worldwide (diaspora africaine/queer), exploitent le streaming pour créer des ponts entre scènes dispersées aux quatre coins du globe. Résultat : des crossovers, des festivals, de la visibilité hors des circuits classiques.

Les revers du streaming pour les artistes underground

  • Paupérisation économique : En 2024, un stream rapporte en moyenne 0,003 à 0,005 $ à l’artiste sur Spotify (CNBC). Même en cumulant 1 million de streams, la rémunération reste dérisoire, surtout pour les génériques partagés entre plusieurs musiciens, labels, distributeurs.
  • Clonage esthétique : L’obsession de la découverte rapide force certains artistes à adopter les codes en vogue, standardise les sons, provoque un nivellement : moins d’expérimentations, plus de “beats TikTok-friendly”.
  • Shadow-banning discret : Les plateformes ne publient pas leurs critères de modération. Résultat : certains genres (noise, harsh techno, rap politique) sont invisibilisés sans explication, provoquant des migrations vers Bandcamp ou SoundCloud, moins restrictifs.

Bandcamp, SoundCloud & co : l’alternative underground à l’écart des géants ?

Face à la froideur du streaming mainstream, l’underground plébiscite d’autres terrains de jeux. Bandcamp, SoundCloud, Audiomack… Ici, la mise en avant ne dépend ni d’algorithmes opaques, ni de majors, ni des boosts payants systématiques.

  • Bandcamp : Plus de 20 millions d’utilisateurs actifs et une rémunération directe à l’artiste, chaque stream incitant l’auditeur à acheter ou soutenir (Billboard). Les labels indés y trouvent un refuge, les fans un espace d’achat militant.
  • SoundCloud : Plateforme pionnière du partage, souvent utilisée comme incubateur de genres : future bass, vaporwave, drill brésilienne. Ici, l’interaction est plus directe. De nombreux artistes signés (Kelman Duran, VTSS, Sega Bodega) y ont fait leurs armes avant d’atteindre le “radar” des majors.
  • Radio en ligne et curation indépendante : La sélection par de vrais humains garde un pouvoir – NTS Radio, The Lot, Rinse FM ou Kiosk permettent à l’underground d’émerger autrement que par la dictature du “Like” ou du skip.

Autonomie ou dépendance : quels futurs pour la visibilité underground ?

Un constat demeure : le streaming est à la fois un poison doux et une fenêtre pour l’underground. Il multiplie les opportunités tout en saturant l’espace, oblige les artistes à passer du statut d’antihéros à celui d’autopromoteur. La visibilité existe, certes, mais elle se mérite à chaque instant, à coups de singularité sonore, de réseaux bien ficelés et d’audace collective.

Les tendances récentes : un retour à l’auto-édition, aux fêtes confidentielles, à la curation “horizontale” entre artistes et activistes – un modèle qui refuse la grande lessiveuse des playlists à l’aveugle. Le streaming a changé les règles, pas les instincts : l’underground reste un espace de résistance, où chaque stream, aussi minuscule soit-il, compte plus que tout.

Pour creuser plus loin : IFPI, Music Business Worldwide, Pitchfork, Billboard, The Quietus, Highlark, Rolling Stone, CISAC.

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