1 septembre 2025

Diversité culturelle : le moteur caché de l'underground moderne

L’underground, carrefour de mondes et laboratoire de métissages

L’underground n’est pas une bulle coupée du reste du monde : c’est un réseau capillaire, fait d’échanges, de chocs, de circulations. Difficile aujourd’hui d’évoquer l’underground sans parler de diversité culturelle. Elle s’y est taillé une place centrale : pas par obligation, mais comme logique interne, comme nécessité vitale. Pour saisir cette dynamique, il faut remonter aux racines. Dès les années 1970 à New York, la house et le hip-hop prennent forme dans des quartiers où se côtoient afro-descendants, Latinos, immigrés d’Europe de l’Est et jeunes queer. Les musiciens samplent tout : funk, jazz, musiques latines, électronique allemande ou groove africain. La culture DIY nait sur ce terreau bigarré – jamais un seul style, jamais une seule identité.

La scène underground est un entonnoir à musiques du monde. Quand la techno de Detroit s’écrit, elle puise autant dans la motor city industrielle que dans le funk de Parliament, le gospel, l’electro européenne et l’afrofuturisme. Le dub berlinois, lui, se réinvente en déclinant à l’excès la science du rythme jamaïcain. Tout, toujours, s’entrecroise et se contamine.

Hybridations sonores : quand les influences ne connaissent plus de frontières

Parler underground, c’est parler d’expérimentations. Pour un producteur, s’enfermer dans un seul style, c’est s’asphyxier. Résultat, l’hybridation domine : des producteurs japonais fusionnent acid house et percussions africaines (Nobukazu Takemura), des collectifs brésiliens injectent des rythmes baile funk dans la bass music (voir la compilation “Digitropical” sur le label Enchufada). Les clubs berlinois programment autant du kuduro angolais que du breakbeat anglais.

Des labels comme Nyege Nyege Tapes (Ouganda) brouillent toutes les cartographies mentales : on y croise des MC ougandais sur instrumentaux footwork de Chicago, des robots soudanais dansant sur de la gabber. Une équipe comme Príncipe Discos (Portugal) fait rayonner les sons de la banlieue de Lisbonne, entre kuduro, tarraxo, batida angolaise et influences électroniques occidentales.

  • Nyege Nyege Tapes : près de 50 nationalités représentées sur leurs sorties entre 2016 et 2023. (Source : Resident Advisor)
  • Príncipe Discos : artistes cap-verdiens, angolais et portugais, souvent réunis sur les mêmes maxis.
  • Scènes hybrides à Paris : Soirées La Créole (mix de musiques caribéennes, bailé, afrohouse, techno) rassemblant jusqu’à 2000 personnes (Source : Trax Magazine)

Ces hybridations ne sont pas anecdotiques. Elles déplacent les centres de gravité du son. Certains festivals comme Unsound (Pologne) organisent des cartes blanches pour des performeurs de dancehall ghanéens avec des producteurs noise autrichiens. La diversité n'est plus un slogan, mais une variable au carré, qui donne naissance à des esthétiques inouïes.

Résistances, identités et affirmation culturelle

Loin d’être un simple terrain d’exploration joyeuse, l’underground est aussi un espace politique, de résistance, d’affirmation identitaire. Pour beaucoup d’artistes issus de minorités, l’underground est la seule arène où l’expression culturelle n’est pas uniformisée ou diluée par le marché. Le collectif Discwoman, fondé à New York, lutte pour la visibilité des femmes DJ, des artistes queer et non-blancs sur la scène techno mondiale.

  • Discwoman : plus de 100 bookings annuels entre 2016 et 2022 dans 15 pays différents (Source : Mixmag, Resident Advisor).
  • BOILER ROOM : passages multipliés par six des artistes africains/européens non-blancs entre 2012 et 2023 selon le rapport annuel Resident Advisor.

À Tbilissi, la scène rave a été propulsée en symbole de lutte démocratique, notamment lors des fameuses soirées du Bassiani, occupées en 2018 pour protester contre l’autoritarisme (Le Monde, reportage du 15 mai 2018). À Séoul, les clubs de la scène Itaewon défendent les droits LGBTQ+ malgré une répression constante.

L’exemple du ballroom

La scène ballroom, inventée dans les années 1980 par des communautés afro et latino queer à New York, est aujourd’hui mondiale : de Paris à Tokyo, elle reste un exutoire politique. Sur chaque runway, la diversité culturelle s’affiche sans filtre.

Lieux et collectifs : refuges, éclaireurs, accélérateurs du changement

La diversité culturelle s’exprime dans les marges : squats, clubs illégaux, collectifs éphémères. Mais elle investit aussi les structures plus visibles. À Londres, la migration caribéenne fonde la culture sound system. Le Notting Hill Carnival rassemble chaque été plus d’un million de personnes autour des musiques caraïbéennes et africaines.

À Berlin, le Berghain accueille des line-ups cosmopolites, avec sur une même nuit des artistes ukrainiens (Kryss Hypnowave), libanais (Nur Jaber), et brésiliens (Cashu). À Johannesburg, la scène gqom a propulsé les sons zoulous sur Spotify (plus de 30 millions d’écoutes en 2022 pour DJ Lag, Source : Spotify Wrapped for Africa).

  • Notting Hill Carnival (UK) : 2 millions de visiteurs en 2023, plus grand festival de rue d’Europe, né de la résistance caribéenne (The Guardian)
  • Dublin : collectifs mixtes africains/irlandais comme Sim Simma remodèlent le paysage club (Irish Times)
  • Paris (Concrete, Dehors Brut) : programmations 35 % non-européennes sur 2018-2019 (Trax Magazine)

Accès, transmission, et nouveaux modèles

Longtemps, l’accès aux musiques alternatives reposait sur le bouche-à-oreille, les cassettes échangées, les fanzines photocopiés. Internet a bouleversé la donne : plus de frontières physiques, la fête passe en live-stream, la culture se transmet en flux. AppSound, par exemple, lance chaque année plusieurs résidences croisées entre rappeurs sénégalais, DJs français et producteurs marocains (Source : France24, 2022).

Mais l’accès numérique ne gomme pas toutes les inégalités. Selon le rapport UNESCO 2023 sur la diversité culturelle dans la musique, seuls 27 % des flux de streaming mondiaux proviennent d’artistes non-américains ou non européens, signe que la diversité existe dans l’underground bien plus que dans les circuits mainstream.

  • Bandcamp : 50 % des 500 artistes les plus vendus de 2023 hors US/Europe (Pitchfork)
  • YouTube et TikTok : accélérateurs des subcultures nigérianes, coréennes, indiennes (30 % de la croissance des vues musique en 2023 selon Music Business Worldwide)

Quelles perspectives : dangers et promesses de la diversité dans l’underground

L’underground, en brassant genres et origines, montre la voie à une culture musicale plus ouverte. Mais cette diversité reste fragile : risque de récupération (des majors qui surfent sur les sous-genres naissants), tensions locales (Paris, Berlin, Londres : montée des contrôles policiers sur les clubs alternatifs, cf. Libération août 2023), et inégalités persistantes en termes d’accès aux ressources et aux médias.

Pourtant, la vitalité des scènes globales laisse peu de doute sur la capacité de renouvellement de l’underground. Les prochaines hybridations naissent déjà au Nigeria (l’alté fusionne l’afrobeats avec l’electro et le jazz), au Brésil (Batekoo), ou dans le monde arabe (club al atlantic à Casablanca). L’avenir de l’underground ? Une cartographie mouvante, toujours plus métissée, où la diversité culturelle n’est pas une option mais une respiration.

Sources : Resident Advisor, Trax Magazine, Billboard, UNESCO, Pitchfork, The Guardian, Libération, Le Monde, Mixmag, France24, Music Business Worldwide.

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