4 août 2025

Inside the Vibe : l’éthique abrasive et la philosophie libre de l’underground

La notion d’underground : entre mythe et nécessité

Avant d’entrer dans le détail, il faut saisir ce que recouvre le mot “underground”. Loin du simple esthétique de marge, c’est avant tout une position : refuser les formats et les logiques marchandes, cultiver l’innovation et la sincérité artistique, exister hors du circuit de consommation de masse. C’est là que la philosophie du mouvement se joue : pas question de vendre l’âme contre de la viralité, ici, ce qui compte, c’est l’expression brute, la démarche créative en rupture.

Exemple marquant : la house de Chicago, née dans les clubs confidentiels comme le Warehouse, loin des radars de l’industrie. Acid house, grime, jungle, techno indus : toutes ces musiques ont poussé sur les friches, derrière les rideaux, avant de s’infiltrer dans la conscience collective. Même aujourd’hui, 71% des projets électroniques en Europe selon l’étude IMS Business Report 2023 ne sont pas rattachés à des grands labels – la démarche indépendante reste majoritaire (Source : IMS Business Report 2023).

DIY ou mourir : l’autonomie comme pilier central

L’éthique du DIY (Do It Yourself) n’est pas une tendance, mais un réflexe de survie. Absence de moyens, refus du contrôle externe, volonté de garder la main : on fait tout soi-même, de la prod à la com, des pressages vinyles aux visuels, des soirées à l’auto-distribution.

  • Labels microscopiques, netlabels, plateformes Bandcamp et Soundcloud dominent la scène. En 2022, 620 000 nouveaux morceaux électroniques ont été uploadés sur Bandcamp en Europe selon Bandcamp.
  • Les soirées underground sont souvent financées par les cachets des DJ eux-mêmes ou par la communauté. On donne, on se serre les coudes : 42% des collectifs européens déclarent fonctionner sans aucune subvention (Source : Resident Advisor, enquête 2021 sur les collectifs DIY).
  • Même l’art visuel s’émancipe : covers, affiches, clips sont l’œuvre d’ami·e·s ou d’artistes locaux, pas d’agences ou d’IA marketing turbo.

Le DIY, c’est aussi un rempart : face à l’ultra-concurrence du streaming, l’underground propose encore des tirages vinyle limités, des cassettes, voire des clés USB faites main. L’objet redevient sacré, la rencontre privilégiée.

Rejet du mainstream : se tenir hors du cadre

Toute scène underground ne se définit pas seulement dans l’opposition, mais il existe une pulsion indissociable : refuser la dilution, la récupération. Pourquoi ? Parce que le mainstream dénature, aseptise, repacke à la chaîne. Que reste-t-il d’une subculture lorsque Nike, Red Bull ou une major s’invitent aux platines ?

  • En 1992, la rave était déclarée “ennemie” par le gouvernement britannique : le Criminal Justice and Public Order Act tentait d’étouffer le phénomène (Source : The Guardian).
  • L’essor des Boiler Room et du streaming a certes donné de la visibilité à des artistes underground, mais a aussi fait glisser certains collectifs vers la commercialisation, voire la marchandisation de l’intime.
  • Le marché du live électronique pèse désormais plus de 4,7 milliards d’euros en Europe en 2023 (Source : IMS), signe de son potentiel d’accaparement… et donc des stratégies de préservation en interne : pas de sponsors, pas de deals opaques.

Dans l’underground, il s’agit de résister à la tentation d’un gain facile, de privilégier la pérennité sur la visibilité. On trace sa route, quitte à rester en dehors du radar.

Collectifs et autonomisation : faire exister une communauté

Grande différence avec les logiques individuelles : en underground, le collectif n’est pas une option mais une nécessité. Pour se protéger, pour exister. Un chiffre clé : en France, selon l’enquête “Clubbing et collectifs” de Tsugi (2022), 67 % des collectifs électro-disent privilégier le non-profit, 53 % prônent la gestion horizontale.

  • Les structures en réseau (bals clandestins, free parties, radios pirates) permettent d’échanger contacts, matos, lieux, savoir-faire.
  • L’inclusivité est une valeur concrète. Les line-up s’ouvrent aux minorités, le safer space devient un standard. La techno queer de Berlin, par exemple, influence largement la philosophie européenne depuis 2010 (Source : Electronic Beats).
  • La solidarité se traduit aussi par l’entraide matérielle : bourses d’équipement, partage de studios, fonds de secours lors de galères administratives (expulsions, saisies, amendes).

Ici, l’intérêt du crew prime sur la carrière solo, l’osmose sur l’ego. Ce modèle, bien loin de l’égocentrisme qui infecte une partie du mainstream, inspire désormais de jeunes scènes à Lagos, São Paulo, Mumbai, ou Jakarta.

Authenticité et liberté de ton : tenir sa propre parole

Dans l’underground, l’authenticité n’est pas un poster, c’est une arme. Le langage est cru, les morceaux non calibrés pour les playlists. Les tracks peuvent casser les formats radio, durer 12, 15, 20 minutes. Les voix grincent, les machines saturent, la spontanéité prévaut — comme le prouve l’essor spectaculaire des chaînes YouTube type HÖR Berlin ou Kiosk Radio, où l’on vient moins “performer” que lâcher prise.

  • En 2023, le label Tresor a ressorti les inédits de Drexciya pour fêter ses 30 ans. La démarche ? Rendre hommage à des pionniers sans rewriting commercial, offrir de nouveaux récits à une jeunesse qui refuse l’envie de formatage (Source : Groove Mag).
  • La scène noise nippone, la trap cumbia d’Amérique du Sud, ou le gqom sud-africain sont autant de révélateurs d’un phénomène mondial : la liberté artistique reste la matrice de nouvelles esthétiques hybrides, inassimilables par le mainstream le plus vorace (cf. rapport Music in Africa, 2022).

Être underground, c’est tenir un discours non aseptisé, assumer la singularité de ce qui n’est pas bankable. Pas question de se plier à une ligne édito : la scène underground est libre, dans tous les sens du terme.

Le rapport à l’argent : nécessité vs. compromission

Difficile de parler éthique sans parler pognon. Faut-il refuser tout cachet ? Certainement pas. Mais l’argent circule autrement. Les cachets sont plus faibles (300 à 500 € en moyenne pour un DJ set underground en France source : Technopol 2023), les deals plus souples, le troc encore courant : un set contre un visuel, une résidence contre du matos.

  • En 2022, six labels sur dix affichent un modèle “lo-fi” : très faibles marges, bénéfices réinjectés dans la production ou dans l’organisation d’événements (Resident Advisor Survey).
  • La gestion transparente est la norme chez nombre de collectifs (nominations à tour de rôle, comptes publics sur Drive, réunions ouvertes), là où la finance du mainstream cultive l’opacité.

Au fond : l’argent est un carburant, pas la finalité. Il ne vient pas altérer la ligne artistique. La fierté, c’est de subsister sans collier, de stabiliser la base pour pouvoir aller plus loin.

Résister au lissage, créer du sens : l’underground aujourd’hui

L’underground, aujourd’hui, c’est un laboratoire. Un espace fragile mais vital. Résister au lissage implique de renouveler sans cesse les codes, d’inventer des formats alternatifs (live streams DIY, collectifs éphémères, soirées itinérantes).

  • Les podcasts indépendants comme “Noire & Fier.e” en France, “Rinse FM” à Londres, “Radio Raheem” à Milan inventent d’autres formes de prise de parole soudée à la scène.
  • La techno industrielle, revenue sur le devant entre 2016 et 2022, offre un terrain d’expression politique. Face à la montée des extrêmes ou à la surveillance généralisée, l’underground fait bloc, dénonce, se mobilise.

En 2024, on estime que plus de 12 000 événements musicaux clandestins ont été organisés en Europe sur la seule année 2023 (Observatoire de la Musique indépendante). Ce chiffre souligne la vitalité du modèle : en marge, mais central dans le renouvellement de la création.

Futur, éthique et transmission

Les logiques de l’underground ne disparaissent pas, elles se métamorphosent. À l’heure de l’IA et du streaming global, l’underground reste ce bastion de l’inédit, où chaque acte compte : un track, un mot, un flyer, une nuit blanche de trop. La philosophie de la scène underground, c’est le refus du prêt-à-penser, la soif de risque, la solidarité brute.

Lorsque la musique devient marchandise, l’underground redonne sens à la gratuité – au sens du don, du partage, de la musique comme contrepoison à l’aseptisation. Ceux qui vivent l’underground aujourd’hui, sur scène ou dans l’ombre, perpétuent un art de la résistance. Et si chaque fête est éphémère, chaque prise de risque laisse une trace. Voilà l’héritage le plus précieux de cette philosophie : ne jamais cesser de creuser, évitant la lumière trop crue, pour mieux révéler ce que l’époque met dans l’ombre.

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