26 septembre 2025

Derrière les platines : les vrais défis économiques des artistes underground

L’underground : terrain de jeu, jungle économique

On l’idéalise, on la fantasme, cette scène underground. Pourtant, derrière les murs suintants des clubs, les pressages confidentiels et les sets secrets aux horaires indécents, se cache une réalité économique aussi tranchante qu’une basse saturée. Cash flow à l’os, contrats précaires, galères pour presser un vinyle ou booker une tournée : pour la majorité des artistes underground, la survie ne tient qu’à un fil. Comment se construit, se fragilise, ou se réinvente l’économie de l’ombre ? Plongée dans un game où la passion rythme avec incertitude, mais jamais avec résignation.

Les circuits courts de l’underground : où va le cash ?

L’équation paraît simple : pas de major, pas de promo mainstream, donc moins de recettes. Mais la réalité est plus sinueuse :

  • Ventes physiques limitées : Tirages vinyle restreints (300 à 500 ex. pour un petit label d’après Resident Advisor), autofinancement quasi systématique, marges minimes quand on retire la part du distributeur (30 à 40%).
  • Streaming, mirage des centimes : Spotify ou Deezer, c’est 0,003 à 0,007 €/écoute (Statista 2023), et sans millions de streams, même la bière backstage n’est pas remboursée. Sur Bandcamp, un album vendu 10 € laisse autour de 7,80 € à l’artiste, bien plus juste, mais les volumes sont sans commune mesure avec le mainstream (source : Bandcamp’s Fair Trade Music Policy).
  • Gigs sous-payés : Entre 100 et 350 € par set en club ou squat en France ou UK pour la plupart, très loin des cachets à 4 chiffres des têtes d’affiche. Certaines villes, comme Berlin, ont développé des fonds de soutien temporaires (Berliner Clubcommission, 2020), mais la règle, c’est la débrouille.

Autonomie ou précarité ? Les modèles DIY à l’épreuve

L’underground fait l’éloge du “Do It Yourself”, posture revendiquée et nécessité vitale. Label maison, auto-production de pochettes, booking direct, édition sur des plateformes alternatives (Bandcamp, Soundcloud). Mais la passion ne paye pas les factures :

  • Autofinancer un pressage : En moyenne, 1000 € à 1500 € pour sortir 300 vinyles (sources : Vinylify, Disc Makers), récupération des mises parfois sur plusieurs années — si tout est vendu.
  • Gérer sa comm’ : Instagram, TikTok, réseaux dédiés... la visibilité demande énergie, stratégie, matos – que tous n’ont pas.
  • Syndrome de l’homme-orchestre : Un artiste underground gère tout : création, distribution, promo. Épuisant. Peu scalable.

Certains, comme l’emblématique collectif Nyege Nyege en Ouganda ou Livity Sound à Bristol, mutualisent forces et réseaux pour sécuriser les revenus (sorties 100% maison, merch, curation d’événements). Mais le parcours reste une bataille à chaque étape.

Streaming, algorithmes et invisibilité programmée

La démocratisation des plateformes hype a fait croire à une égalité des chances. La jungle des playlists cache en fait une réalité : la majeure partie des revenus générés sur Spotify et Apple Music profite au top 1% des artistes, quasi absents de la logique underground (Music Business Worldwide, 2022).

  • Le “long tail”, mythe résistant : Seule une poignée de tracks underground bénéficient réellement d’une progression virale sans appui promo.
  • Algorithmes peu enclins à la prise de risque : Les suggestions automatiques privilégient ce qui fonctionne déjà. Le deep digger doit creuser loin pour échapper à l’uniformité (source : Rolling Stone, 2022).
  • Bandcamp, l’alternative engagée : Plateforme plébiscitée par l’underground (plus de 82 millions d’achats à fin 2022 selon Bandcamp Daily), partage des recettes plus fair. Mais Bandcamp a été racheté par Epic Games puis Songtradr, semant des doutes sur l’avenir indépendant du modèle.

L’événementiel, cœur battant mais artère fragile

L’autre colonne vertébrale du business, ce sont les événements : soirées, mini-festivals, DJ nights. C’est là que tout se passe, et que tout peut s’effondrer :

  • Pandémie, impact brutal : Entre 2020 et 2021, 64% des lieux de musique underground européens ont frôlé la faillite (Live DMA, revue 2022).
  • Autorisations, législation : De plus en plus de contraintes sanitaires, sécuritaires, voire de “clean city policies” qui éteignent les micro-scènes (The Guardian, “Europe’s vanishing night clubs”, 2021).
  • Gentrification, loyers explosifs : Il n’est pas rare qu’une salle underground européenne doive déménager ou fermer sous la pression immobilière après 2-3 ans d’activité (Resident Advisor, “The Great Club Closure”, 2022).

L’événementiel reste une source directe de revenus (cachets, ventes de boissons, merchandising), mais l’instabilité du secteur reste maximale.

Labels underground : l’équilibre impossible ?

Gérer un label indépendant en 2024, entre explosion des coûts logistiques (pénurie de vinyle post-Covid, hausse du prix du papier et des transports : +40% en trois ans selon Vinyl Alliance), concurrence du numérique et hausse constante des royalties à reverser, relève souvent de l’utopie. Seules les maisons les plus agiles — adaptant leurs formats (digital exclusif, lathe cut, éditions ultra-limitées) et multipliant les « collabs » — parviennent à garder la tête hors de l’eau.

  • Quelques chiffres clés :
    • Pressage moyen : 8 € par vinyle (frais tout compris). Prix de vente boutique : 18-20 €.
    • Le label garde environ 30% du prix final après distribution et taxes (Vinyl Alliance 2023).
    • Royalties artistes underground sur streaming : entre 5% et 15% du prix/stream sur Bandcamp via petits labels (étude IMPALA 2022).

Beaucoup misent sur des micro-communautés très engagées, sur la vente directe et l’édition de produits collector pour dégager un minimum de marge.

Collaborations, collectifs et économie solidaire : l’avenir possible ?

Face à la précarité, la réponse s’invente souvent à plusieurs. Échanges de compétences, circuits de micro-financement, mutualisation des outils (studios, presses, graphistes). Certains modèles communautaires émergent :

  • Partage du matériel (studios open source, share spaces artistiques, plateformes telles que Pirate Studios)
  • Financement participatif (crowdfunding pour financer un pressage ou une tournée : voir la réussite du projet compilateur "Music Declares Emergency" ou de nombreux albums autoédités sur Ulule/Indiegogo)
  • Network global : Échanges de dates et de plateaux entre artistes à l’international (cf. platforme Gigmit, réseaux "Off The Grid", etc.)

On trouve aussi des initiatives comme le circuit du “pay what you want” sur Bandcamp, ou la collaboration accrue entre scènes (labels, collectifs, clubs) pour décupler la visibilité malgré les moyens limités.

Vivre de l’underground : exception ou futur modèle ?

L’économie underground, c’est rarement la promesse du confort. 65% des artistes français interrogés lors de l’étude du CNM (Centre National de la Musique, 2023) déclarent avoir un second job ou dépendre de minima sociaux pour compléter leurs revenus. Pourtant, ils persistent, innovent, et tirent parfois leur force de la marge même où ils sont relégués. Système D, collabs inattendues, retour des formats physiques comme symbole de résistance : le nerf de la guerre passe désormais par la fidélité d’une communauté plutôt que par le buzz éphémère.

  • La résilience de la scène, visible lors du retour post-Covid de festivals comme Unsound (Pologne), ou Sónar OFF (Barcelone), confirme : la passion ne faiblit pas, mais exige sans cesse la réinvention des modèles.
  • Le numérique impose le volume, l’underground mise encore sur la singularité : éditions limitées, soirées secrètes, expérience sensorielle inédite.

L’économie underground ne fait pas de cadeau, mais elle permet – pour celles et ceux prêts à embrasser la galère, à multiplier les alliances et explorer des sentiers nouveaux – de laisser une trace immense, aux marges du mainstream. La question à venir : ce modèle peut-il, demain, inspirer l’ensemble de la filière musicale, voire la disrupter sur le long terme ?

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